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DELPHINE.

cesse agitée par tout ce que je voudrais lui dire encore ; je serai calme. Eh bien, lui répondis-je avec chaleur, à l’instant même vous allez être satisfaite.» M. d’Ervins parlait à un homme qui l’écoutait avec la plus grande condescendance ; il ne pensait point à nous. J’appelai M. de Serbellane ; il promit solennellement ce que désirait Thérèse : je l’assurai moi-même aussi que je lui ferais avoir de quelque manière un dernier entretien avec M. de Serbellane, si jamais M. d’Ervins lui défendait de le revoir. En donnant cette promesse, je ne sais quelle crainte me troubla ; mais avant de connaître Léonce, je n’aurais pas seulement pensé qu’un tel engagement pouvait un jour me compromettre. Je m’applaudis cependant de l’avoir pris, en voyant à quel point il avait raffermi le cœur de Thérèse ; elle m’entendit parler avec résignation des circonstances qui pourraient obliger M. de Serbellane à s’éloigner, et quand je la quittai elle me parut tranquille.

Je n’allai point le soir chez madame de Vernon : il ne m’était pas permis de lui confier le secret de Thérèse, je ne pouvais lui parler de Léonce ; et comment éloigner d’une conversation intime les idées qui nous dominent ? C’est causer avec son amie comme avec les indifférents, chercher des sujets de conversation au lieu de s’abandonner à ce qui nous occupe, et se garder pour ainsi dire des pensées et des sentiments dont l’âme est remplie. Il vaut mieux alors ne pas se voir.

Pour vous, ma Louise, à qui je ne veux rien taire, je n’éprouve jamais la moindre gêne en vous écrivant ; je m’examine avec vous, je vous prends pour juge de mon cœur, et ma conscience elle-même ne me dit rien que je vous laisse ignorer.

LETTRE XXIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 5 juin.

Je l’ai revu, ma sœur, je l’ai revu : non, ce n’est plus l’impression de la pitié, c’est l’estime, l’attrait, tous les sentiments qui auraient assuré le bonheur de ma vie. Ah ! qu’ai-je fait ? par quels liens d’amitié, de confiance, me suis-je enchaînée ? Mais lui, que pense-t-il ? que veut-il ? car enfin, pourrait-on le contraindre, s’il n’aimait pas ma cousine, si…… De quels vains sophismes je cherche à m’appuyer ! ne serait-ce pas pour moi qu’il romprait ce mariage ? J’aurais eu l’air de l’assurer par mes dons, et je le ferais manquer par ce qu’on appellerait ma séduction. Je suis plus riche que Mathilde ; on pourrait croire que j’ai abusé de cet avantage ; enfin, surtout, je blesserais le