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DE L’AMOUR.

Je puis me venger d’une manière atroce ; mais contre sa haine je n’ai pas le plus petit moyen de défense. Schiassetti me quitte. Je sors par la pluie, ne sachant que devenir. Mon appartement, ce salon que j’ai habité dans les premiers temps de notre connaissance et quand je la voyais tous les soirs, m’est devenu insupportable. Chaque gravure, chaque meuble, me reprochent le bonheur que j’avais rêvé en leur présence, et que j’ai perdu pour toujours.

Je cours les rues par une pluie froide ; le hasard, si je puis l’appeler hasard, me fait passer sous ses fenêtres. Il était nuit tombante, et je marchais les yeux pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre. Tout à coup le rideau a été un peu entr’ouvert comme pour voir sur la place et s’est refermé à l’instant. Je me suis senti un mouvement physique près du cœur. Je ne pouvais me soutenir : je me réfugie sous le portique de la maison voisine. Mille sentiments inondent mon âme : le hasard a pu produire ce mouvement du rideau ; mais, si c’était sa main qui l’eût entr’ouvert !

Il y a deux malheurs au monde : celui de la passion contrariée et celui du dead blank.

Avec l’amour, je sens qu’il existe à deux pas de moi un bonheur immense et au delà de tous mes vœux, qui ne dépend que d’un mot, que d’un sourire.

Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je ne vois nulle part le bonheur, j’arrive à douter qu’il existe pour moi, je tombe dans le spleen. Il faudrait être sans passions fortes et avoir seulement un peu de curiosité ou de vanité.

Il est deux heures du matin, j’ai vu le petit mouvement du rideau ; à six heures j’ai fait dix visites, je suis allé au spectacle ; mais partout silencieux et rêveur, j’ai passé la soirée à examiner cette question : « Après tant de colère et si peu fondée, car enfin, voulais-je l’offenser [et quelle est la chose au monde que l’intention n’excuse pas ?] a-t-elle senti un moment d’amour ? »