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ŒUVRES DE STENDHAL.

Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son Pétrarque, mourut quelque temps après ; il était notre ami intime à Schiassetti et à moi ; nous connaissions toutes ses pensées, et c’est de lui que je tiens toute la partie lugubre de cet essai. C’était l’imprudence incarnée ; du reste, la femme pour laquelle il a fait tant de folies est l’être le plus intéressant que j’aie rencontré. Schiassetti me disait : « Mais croyez-vous que cette passion malheureuse ait été sans avantages pour Salviati ? D’abord, il éprouva le malheur d’argent le plus piquant qui se puisse imaginer. Ce malheur, qui le réduisait à une fortune très-médiocre, après une jeunesse brillante, et qui l’eût outré de colère dans toute autre circonstance, il ne s’en souvenait pas une fois tous les quinze jours.

« Ensuite, ce qui est bien autrement important pour une tête de cette portée, cette passion est le premier véritable cours de logique qu’il ait jamais fait. Cela paraîtra singulier chez un homme qui a été à la cour ; mais cela s’explique par son extrême courage. Par exemple, il passa sans sourciller la journée du ***, qui le jetait dans le néant ; il s’étonnait là, comme en Russie, de ne rien sentir d’extraordinaire ; il est de fait qu’il n’a jamais rien craint au point d’y penser deux jours. Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans, il cherchait à chaque minute à avoir du courage ; jusque-là il n’avait pas vu de danger.

« Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance dans les bonnes interprétations[1], il se fut fait condamner à ne voir la femme qu’il aimait que deux fois par mois, nous l’avons vu ivre de joie passer les nuits à lui parler, parce qu’il en avait été reçu avec cette candeur noble qu’il adorait en elle. Il tenait que madame *** et lui avaient deux âmes hors de pair et qui devaient s’entendre d’un regard. Il ne pouvait

  1. Sotto l’asbergo del sentirsi pura.

    Dante, Inf., XXVIII, 117