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DE L’AMOUR.

comprendre qu’elle accordât la moindre attention aux petites interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire criminel. Le résultat de cette belle confiance dans une femme entourée de ses ennemis fut de se faire fermer sa porte.

— Avec madame ***, lui disais-je, vous oubliez vos maximes, et qu’il ne faut croire à la grandeur d’âme qu’à la dernière extrémité. — Croyez-vous, répondait-il, qu’il y ait au monde un autre cœur qui convienne mieux au sien ? — Il est vrai, je paye cette manière d’être passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans la ligne d’horizon des rochers de Poligny par le malheur de toutes mes entreprises dans la vie réelle, malheur qui provient du manque de patiente industrie et d’imprudences produites par la force de l’impression du moment. » On voit la nuance de folie.

Pour Salviati, la vie était divisée en périodes de quinze jours, qui prenaient la couleur de la dernière entrevue qu’on lui avait accordée. Mais je remarquai plusieurs fois que le bonheur qu’il devait à un accueil qui lui semblait moins froid était bien inférieur en intensité au malheur que lui donnait une réception sévère[1]. Madame *** manquait quelquefois de franchise avec lui : voilà les deux seules objections que je n’aie jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de plus intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais parler, même à ses amis les plus chers et les plus exempts d’envie, il voyait dans une réception sévère de Léonore le triomphe des âmes prosaïques et intrigantes sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait de la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait de parler à ses amis que des idées tristes à la vérité auxquelles le conduisait sa passion, mais qui d’ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de la philosophie. J’étais curieux d’observer cette âme bi-

  1. C’est une chose que j’ai souvent cru voir dans l’amour, que cette disposition à tirer plus de malheur des choses malheureuses que de bonheur des choses heureuses.