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Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/155

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DE L’AMOUR.

La langue manque de termes pour dire combien est impossible pour un Français le rôle d’amant quitté, et au désespoir, au vu et au su de toute une ville. Rien de plus commun à Venise ou à Bologne.

Pour trouver l’amour à Paris, il faut descendre jusqu’aux classes dans lesquelles l’absence de l’éducation et de la vanité et la lutte avec les vrais besoins ont laissé plus d’énergie.

Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, c’est laisser voir soi inférieur, chose impossible en France, si ce n’est pour les gens au-dessous de tout ; c’est prêter le flanc à toutes les mauvaises plaisanteries possibles : de là les louanges exagérées des filles dans la bouche des jeunes gens qui redoutent leur cœur. L’appréhension extrême et grossière de laisser voir soi inférieur fait le principe de la conversation des gens de province. N’en a-t-on pas vu un dernièrement qui, en apprenant l’assassinat de monseigneur le duc de Berri, a répondu « Je le savais[1].

Au moyen âge, la présence du danger trempait les cœurs, et c’est là, si je ne me trompe, la seconde cause de l’étonnante supériorité des hommes du seizième siècle. L’originalité, qui est chez nous rare, ridicule, dangereuse et souvent affectée, était alors commune et sans fard. Les pays où le danger montre encore souvent sa main de fer, comme la Corse[2], l’Espagne,

  1. Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont choqués d’apprendre des nouvelles : ils redoutent de paraître inférieurs à celui qui les leur conte.
  2. Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population, cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié de la plupart des départements français, a donné, dans ces derniers temps, Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani, Cervioni, Abbatucci, Lucien et Napoléon Bonaparte, Arena. Le département du Nord, qui a neuf cent mille habitants, est loin d’une pareille liste. C’est qu’en Corse chacun, en sortant de chez soi, peut rencontrer un coup de fusil ; et le Corse, au lien de se soumettre en vrai chrétien, cherche à se défendre et surtout à se venger. Voilà comment se fabriquent les âmes à la Napoléon. Il y a