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Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/156

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ŒUVRES DE STENDHAL.

l’Italie, peuvent encore donner de grands hommes. Dans ces climats où une chaleur brûlante exalte la bile pendant trois mois de l’année, ce n’est que la direction du ressort qui manque ; à Paris, j’ai peur que ce soit le ressort lui-même[1].

Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d’ailleurs à Montmirail ou au bois de Boulogne, ont peur d’aimer, et c’est réellement par pusillanimité qu’on les voit à vingt ans fuir la vue d’une jeune fille qu’ils ont trouvée jolie. Quand ils se rappellent ce qu’ils ont lu dans les romans qu’il est convenable qu’un amant fasse, ils se sentent glacés. Ces âmes froides ne conçoivent pas que l’orage des passions, en formant les ondes de la mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne la force de les surmonter.

L’amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d’aller la cueillir sur les bords d*un précipice affreux. Outre le ridicule, l’amour voit toujours à ses côtés le désespoir d’être quitté par ce qu’on aime, et il ne reste plus qu’un dead blank pour tout le reste de la vie.

La perfection de la civilisation serait de combiner tous les plaisirs délicats du dix-neuvième siècle avec la présence plus fréquente du danger[2]. Il faudrait que les jouissances de la vie pri-

    loin de là à un palais garni de menins et de chambellans, et à Fénelon obligé de raisonner son respect pour monseigneur, parlant a monseigneur lui-même âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.

  1. À Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million de petites choses. Cependant voici une objection très-forte. L’on compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour, à Paris, que dans toutes les villes d’Italie ensemble. Ce fait m’embarrasse beaucoup ; je ne sais qu’y répondre pour le moment, mais il ne change pas mon opinion. Peut-être que la mort paraît peu de chose dans ce moment aux Français, tant la vie ultra-civilisée est ennuyeuse, ou plutôt, on se brûle la cervelle, outré d’un malheur de vanité.
  2. J’admire les mœurs du temps de Louis XIV : on passait sans cesse et en trois jours des salons de Marly aux champs de bataille de Senef et de Ramillies. Les épouses, les mères, les amantes, étaient dans des