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Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/17

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XI
DE L’AMOUR.

les Lettres de mademoiselle de Lespinasse, Manon Lescaut, ont été écrits en France, pays où la plante nommée amour a toujours peur du ridicule, est étouffée par les exigences de la passion nationale, la vanité, et n’arrive presque jamais à toute sa hauteur.

Qu’est-ce donc que connaître l’amour par les romans ? que serait-ce après l’avoir vu décrit dans des centaines de volumes à réputation, mais ne l’avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci l’explication de cette folie ? je répondrai comme un écho : « C’est folie. »

Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous occupa tant il y a quelques années, dont vous n’osâtes parler à personne, et qui faillit vous perdre d’honneur ? C’est pour vous que j’ai refait ce livre et cherché à le rendre plus clair. Après l’avoir lu, n’en parlez jamais qu’avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres ; j’y laisserais même quelques pages non coupées.

Ce n’est pas seulement quelques pages non coupées qu’y laissera l’être imparfait, qui se croit philosophe parce qu’il resta toujours étranger à ces émotions folles qui font dépendre d’un regard tout notre bonheur d’une semaine. D’autres, arrivant à l’âge mûr, mettent toute leur vanité à oublier qu’un jour ils purent s’abaisser au point de faire la cour à une femme et de s’exposer à l’humiliation d’un refus ; ce livre aura leur haine. Parmi tant de gens d’esprit que j’ai vus condamner cet ouvrage par diverses raisons, mais toujours avec colère, les seuls qui m’aient semblé ridicules sont ces hommes qui ont la double vanité de prétendre avoir toujours été au-dessus des faiblesses du cœur, et toutefois posséder assez de pénétration pour juger a priori du degré