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DE L’AMOUR.

et, quand l’ami guérisseur vous dit qu’elle n’est pas jolie, on en convient presque, et il croit avoir fait un grand pas.

Mon ami, le brave capitaine Trab me peignait ce soir ce qu’il avait senti autrefois en voyant Mirabeau.

Personne, en regardant ce grand homme, n’éprouvait par les yeux un sentiment désagréable, c’est-à-dire ne le trouvait laid. Entraîné par ses paroles foudroyantes, on n’était attentif, on ne trouvait du plaisir à être attentif qu’à ce qui était beau dans sa figure. Comme il n’y avait en lui presque pas de traits beaux (de la beauté de la sculpture, ou de la beauté de la peinture), l’on n’était attentif qu’à ce qui était beau d’une autre beauté[1], de la beauté d’expression.

  1. C’est là l’avantage d’être à la mode. Faisant abstraction des défauts de la figure déjà connus, et qui ne font plus rien à l’imagination, on s’attache à l’une des trois beautés suivantes :
    1o Dans le peuple, à l’idée de richesse ;
    2o Dans le monde, à l’idée d’élégance, ou matérielle ou morale ;
    3o À la cour, à l’idée : je veux plaire aux femmes ; presque partout, à un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à l’idée de richesse se joint à la délicatesse dans le plaisir qui suit l’idée d’élégance, et le tout s’applique à l’amour. D’une manière ou d’autre, l’imagination est entraînée par la nouveauté. L’on arrive ainsi à s’occuper d’un homme très-laid sans songer à sa laideur*, et à la longue sa laideur devient beauté. À Vienne, en 1788, madame Viganò, danseuse, la femme à la mode, était grosse, et les dames portèrent bientôt des petits ventres à la Viganò. Par les mêmes raisons retournées, rien d’affreux comme une mode surannée. Le mauvais goût, c’est de confondre la mode, qui ne vit que de changements, avec le beau durable, fruit de tel gouvernement, dirigeant tel climat. Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une mode surannée. Il sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand on aura oublié la mode. Les amants sont bien fous de songer à se bien mettre ; on a bien autre chose à faire en voyant ce qu’on aime que de songer à sa toilette ; on regarde son amant et on ne l’examine pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a affaire à l’amour-goût et non plus à l’amour-passion. L’air brillant de la beauté déplaît presque dans ce qu’on aime ; on n’a que faire de la voir belle, on la voudrait tendre et languissante. La parure n’a d’effet, en amour, que pour les jeunes filles qui, sévèrement gardées dans la maison paternelle, prennent souvent une passion par les yeux.
    Dit par L., 15 septembre 1820.

    * Le petit Germain, Mémoires de Grammont.