Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
ŒUVRES DE STENDHAL.

En même temps que l’attention fermait les yeux à tout ce qui était laid, pittoresquement parlant, elle s’attachait avec transport aux plus petits détails passables, par exemple, à la beauté de sa vaste chevelure ; s’il eût porté des cornes, on les eût trouvées belles[1].

La présence de tous les soirs d’une jolie danseuse donne de l’attention forcée aux âmes blasées ou privées d’imagination qui garnissent le balcon de l’Opéra. Par ses mouvements gracieux, hardis et singuliers, elle réveille l’amour physique et leur procure peut-être la seule cristallisation qui soit encore possible. C’est ainsi qu’un laideron qui n’eût pas été honoré d’un regard dans la rue, surtout de la part des gens usés, s’il parait souvent sur la scène, trouve à se faire entretenir fort cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal des femmes. Plus une danseuse est célèbre et usée, plus elle vaut ; de là le proverbe des coulisses : « Telle trouve à se vendre qui n’eût pas trouvé à se donner. » Ces filles volent une partie de leurs passions à leurs amants, et sont très-susceptibles d’amour par pique.

Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux ou aimables à la physionomie d’une actrice dont les traits n’ont

  1. Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur forme ; c’est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus haut les marques de petite vérole), qu’une femme qui aime s’accoutume aux défauts de son amant. La princesse russe C. s’est bien accoutumée à un homme qui en définitif n’a pas de nez. L’image du courage et du pistolet armé pour se tuer de désespoir de ce malheur, et la pitié pour la profonde infortune, aidées par l’idée qu’il guérira et qu’il commence à guérir, ont opéré ce miracle. Il faut que le pauvre blessé n’ait pas l’air de penser à son malheur.
    Berlin, 1807.