Page:Stendhal - Armance, Lévy, 1877.djvu/152

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loux ; il en parla fort mal et fort au long. Mademoiselle de Zohiloff aime-t-elle un neveu du baron, se dit Octave, ou serait-il possible que les hauts faits du vieux général fissent oublier ses cinquante-cinq ans ? Ce fut en vain qu’Octave essaya de faire parler le taciturne baron, encore plus silencieux et méfiant depuis qu’il se voyait l’objet de ces singulières prévenances.

Je ne sais quelle politesse trop marquée, qui fut adressée à Octave par une mère qui avait des filles à marier, effaroucha sa misanthropie et lui fit dire à sa cousine, qui faisait l’éloge de ces demoiselles, qu’eussent-elles une protectrice encore plus éloquente, il s’était, grâce à Dieu, interdit toute admiration exclusive jusqu’à l’âge de vingt-six ans. Ce mot imprévu frappa Armance comme un coup de foudre ; de sa vie elle n’avait été aussi heureuse. Dix fois peut-être depuis sa nouvelle fortune, Octave avait parlé devant elle de l’époque où il songerait à se marier. À la surprise que lui causa le mot de son cousin, elle s’aperçut qu’elle l’avait oublié.

Cet instant de bonheur fut délicieux. Tout occupée la veille de la douleur extrême que cause un grand sacrifice à faire au devoir, Armance avait entièrement oublié cette admirable source de consolation. C’étaient ces sortes d’oublis qui la faisaient accuser de manquer d’esprit par ces gens du monde à qui les mouvements de leur cœur laissent le loisir d’être attentifs à tout. Comme Octave venait d’avoir vingt ans, Armance pouvait espérer d’être sa meilleure amie encore pendant six années, et de l’être sans remords. Et qui sait, se disait-elle, j’aurai peut-être le bonheur de mourir avant la fin de ces six années ?

Une nouvelle manière d’être commença pour Octave. Autorisé par la confiance qu’Armance lui témoignait, il osait la consulter sur les petits événements de sa vie. Presque chaque soir il avait le bonheur de pouvoir lui parler sans être préci-