Page:Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

résister aux rôles de Tancrède[1] ou d’Orosmane ? Si pour elle la laideur était encore un peu visible, les transports de tout un public, et l’effet nerveux qu’ils produisent sur un jeune cœur[2], parvenaient bien vite à l’éclipser. Il ne restait plus de la laideur que le nom, et pas même le nom, car l’on entendait des femmes enthousiastes de Le Kain s’écrier : Qu’il est beau !

Rappelons-nous que la beauté est l’expression du caractère, ou, autrement dit, des habitudes morales, et qu’elle est par conséquent exempte de toute passion. Or c’est de la passion qu’il nous faut ; la beauté ne peut nous fournir que des probabilités sur le compte d’une femme, et encore des

  1. Voir Mme de Staël, dans Delphine, je crois : voilà l’artifice des femmes peu jolies.
  2. C’est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d’attribuer l’effet prodigieux et incompréhensible de la musique à la mode (à Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu’elle n’est plus de mode, elle n’en devient pas plus mauvaise pour cela, et cependant elle ne fait plus d’effet sur les cœurs de bonne foi des jeunes filles. Elle leur plaisait peut-être aussi, comme excitant les transports des jeunes gens.
    Mme de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille : « Lully avait fait un dernier effort de toute la musique du roi : ce beau Miserere y était encore augmenté ; il y eut un Libera où tous les yeux étaient pleins de larmes. »
    On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet, que disputer l’esprit ou la délicatesse à Mme de Sévigné. La musique de Lully qui la charmait ferait fuir à cette heure ; alors cette musique encourageait la cristallisation, elle la rend impossible aujourd’hui.