Page:Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau.djvu/136

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Ce reste d’attention que l’on arrache avec tant de peine aux rêveries de la cristallisation fait que, dans les premiers discours à la femme qu’on aime, il échappe une foule de choses qui n’ont pas de sens, ou qui ont un sens contraire à ce qu’on sent ou, ce qui est plus poignant encore, on exagère ses propres sentiments, et ils deviennent ridicules à ses yeux. Comme on sent vaguement qu’on ne fait pas assez d’attention à ce qu’on dit, un mouvement machinal fait soigner et charger la déclamation. Cependant l’on ne peut pas se taire à cause de l’embarras du silence, durant lequel on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc d’un air senti une foule de choses qu’on ne sent pas, et qu’on serait bien embarrassé de répéter ; l’on s’obstine à se refuser à sa présence pour être encore plus à elle. Dans les premiers moments que je connus l’amour, cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire que je n’aimais pas.

Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits se tirent de la peur en se jetant à corps perdu au milieu du feu. Le nombre des sottises que j’ai dites depuis deux ans pour ne pas me taire me met au désespoir quand j’y songe.

Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes la différence de l’amour-passion