Page:Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau.djvu/135

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heur rend insupportables tous les moments qui en séparent.

Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt occupations. L’on regarde sa montre à chaque instant, et l’on est ravi quand on voit qu’on a pu faire passer dix minutes sans la regarder ; l’heure tant désirée sonne enfin, et quand on est à sa porte, prêt à frapper, l’on serait aise de ne pas la trouver ; ce n’est que par réflexion qu’on s’en affligerait : en un mot, l’attente de la voir produit un effet désagréable.

Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens que l’amour déraisonne.

C’est que l’imagination, retirée violemment de rêveries délicieuses où chaque pas produit le bonheur, est ramenée à la sévère réalité.

L’âme tendre sait bien que dans le combat qui va commencer aussitôt que vous la verrez, la moindre négligence, le moindre manque d’attention ou de courage sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps les rêveries de l’imagination, et hors de l’intérêt de la passion si l’on cherchait à s’y réfugier, humiliante pour l’amour-propre. On se dit : J’ai manqué d’esprit, j’ai manqué de courage ; mais l’on n’a du courage envers ce qu’on aime, qu’en l’aimant moins.