Page:Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau.djvu/213

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ou dans tout autre poste sans péril et sans action. J’aurais eu du regret à quarante ans d’avoir passé l’âge d’aimer sans passion profonde. J’aurais eu ce déplaisir amer et qui rabaisse de m’apercevoir trop tard que j’avais eu la duperie de laisser passer la vie sans vivre.

« J’ai passé hier trois heures avec la femme que j’aime, et avec un rival qu’elle veut me faire croire bien traité. Sans doute il y a eu des moments d’amertume en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en sortant de chez elle, des transports vifs de l’extrême malheur à l’espérance. Mais que de choses neuves ! que de pensées vives ! que de raisonnements rapides ! et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus du sien ! Je me disais : Ces joues-là pâliraient de la plus vile peur au moindre des sacrifices que mon amour ferait en se jouant ; que dis-je, avec bonheur, par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer l’un de ces deux billets : être aimé d’elle, l’autre mourir à l’instant ; et ce sentiment est si de plain-pied chez moi, qu’il ne m’empêchait point d’être aimable et à la conversation.

« Si l’on m’eût conté cela il y a deux ans, je me serais moqué. »

Je lis dans le voyage des capitaines Lewis