Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/16

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Rome, Naples et Florence. Entre temps il savoure la joie de vivre dans la ville du monde qui pratique le mieux l’arte di godere, appréciant tour à tour la conversation de Mgr de Breme et les glaces du traiteur Battistino, fidèle à la Scala, qu’il estime « le premier théâtre du monde », à Monti, qui lui paraît « le plus grand poète vivant », à Silvio Pellico, qui expiera si cruellement ses accointances avec les carbonari, et plus que jamais à la Pietragrua, qui le trompe. Pour elle, il avait eu la force de n’admirer que la cantatrice dans Hélène Vigano, la belle Nina. Trop certain de sa disgrâce, il rompt avec l’inconstante, et il dira d’elle que « c’était une catin ; mais, ajoute-t-il aussitôt, une catin à l’Italienne, à la Lucrèce Borgia. » Le mal lui servait de remède. Pour se guérir, il s’éprit d’une autre Milanaise, mariée à un officier polonais, Mathilde Dembowski, autrement dit Métilde, qu’il aima tendrement, passionnément, inutilement. C’est ici la grande infortune, et peut-être la grande noblesse de sa carrière amoureuse. Mathilde mourut en 1825. Il y avait déjà quatre ans qu’il lui avait adressé de déchirants adieux : suspect de carbonarisme aux yeux des Autrichiens et de germanisme aux yeux des Milanais, il avait cru prudent, en 1821, de quitter son pays d’élection.

Deux ans plus tôt, il avait perdu son père. Il ne le pleura pas. Mais il fut désolé du maigre héritage : 30.000 francs ! Il comptait sur le triple : Chérubin-Harpagon, qui avait la manie de bâtir, s’était endetté. Avec ses modiques ressources, Beyle n’en mène pas moins la vie du Parisien parisiennant. Il tâche d’oublier Mathilde en se faisant aimer de Menta (ce diminutif de Clémentine désigne la fille d’un préfet de l’Empire), puis, quand il est excédé de Menta, au bout d’une liaison de deux années, il se lie avec Alberte de Rubempré, qu’il aime deux mois. Son cœur était resté de l’autre côté des Alpes. Mais si l’art d’aimer lui semble essentiellement italien, l’art de causer ne se pratique nulle part mieux qu’à Paris, et Beyle est homme à en goûter les joies. Plus répandu que jamais dans le monde, il retrouve ou se fait de brillants amis, Mareste, Fauriel, Crozet, Prosper Mérimée, et surtout Romain Colomb, le plus fidèle et le plus dévoué de tous, dévoué « jusqu’à la bourse » inclusivement. On le voit promener ses paradoxes et ses gaillardises dans le salon peu farouche de Mme  Pasta et dans le salon puritain des Tracy,