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XIII

Toutes les idées sérieuses furent oubliées à l’apparition imprévue de cette aimable personne. Fabrice se mit à vivre à Bologne dans une joie et une sécurité profondes. Cette disposition naïve à se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie perçait dans les lettres qu’il adressait à la duchesse ; ce fut au point qu’elle en prit de l’humeur. A peine si Fabrice le remarqua, seulement il écrivit en signes abrégés sur le cadran de sa montre : « Quand j’écris à la D. ne jamais dire quand j’étais prélat, quand j’étais homme d’église cela la fâche. » Il avait acheté deux petits chevaux dont il était fort content : il les attelait à une calèche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu’un de ces sites ravissants des environs de Bologne ; presque tous les soirs il la conduisait à la chute du Reno. Au retour, il s’arrêtait chez l’aimable Crescentini, qui se croyait un peu le père de la Marietta.

« Ma foi ! si c’est là la vie de café qui me semblait si ridicule pour un homme de quelque valeur, j’ai eu tort de la repousser », se disait Fabrice. Il oubliait qu’il n’allait jamais au café que pour lire Le Constitutionnel’, et que, parfaitement inconnu à tout le beau monde de Bologne, les jouissances de vanité n’entraient pour rien dans sa félicité présente. Quand il n’était pas avec la petite Marietta, on le voyait à l’Observatoire, où il suivait un cours d’astronomie, le professeur l’avait pris en grande amitié et Fabrice lui prêtait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la Montagnola.

Il avait en exécration de faire le malheur d’un être quelconque si peu aimable qu’il fût. La Marietta ne voulait pas absolument qu’il vît la vieille femme ; mais un jour qu’elle était à l’église, il monta chez la mammacia qui rougit de colère en le voyant entrer. « C’est le cas de faire le del Dongo », se dit Fabrice.

— Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée ? s’écria-t-il de l’air dont un jeune homme qui se respecte entre à Paris au balcon des Bouffes.

— Cinquante écus.

— Vous mentez comme toujours ; dites la vérité, ou par Dieu vous n’aurez pas un centime.

— Eh bien ! elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme, quand nous avons eu le malheur de vous connaître ; moi je gagnais douze écus, et nous donnions à Giletti, notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois à peu près, Giletti faisait un cadeau à la Marietta ; ce cadeau pouvait bien valoir deux écus. —