Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/196

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Vous mentez encore ; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais si vous êtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j’étais un impresario, tous les mois vous recevrez douze écus pour vous et vingt-deux pour elle ; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.

— Vous faites le fier, eh bien ! votre belle générosité nous ruine, répondit la vieille femme d’un ton furieux ; nous perdons l’aviviamento (l’achalandage). Quand nous aurons l’énorme malheur d’être privées de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d’aucune troupe, toutes seront au grand complet ; nous ne trouverons pas d’engagement, et par vous, nous mourrons de faim.

— Va-t’en au diable, dit Fabrice en s’en allant.

— Je n’irai pas au diable ; vilain impie ! mais tout simplement au bureau de la police, qui saura de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi.

Fabrice avait déjà descendu quelques marches d’escalier, il revint.

— D’abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom ; mais si tu t’avises de me dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d’un grand sérieux, Ludovic te parlera, et ce n’est pas six coups de couteau que recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois à l’hôpital, et sans tabac.

La vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu’elle voulut baiser.

— J’accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la Marietta et à moi. Vous avez l’air si bon, que je vous prenais pour un niais ; et pensez-y bien, d’autres que moi pourront commettre la même erreur ; je vous conseille d’avoir habituellement l’air plus grand seigneur.

Puis elle ajouta avec une impudence admirable :

— Vous réfléchirez à ce bon conseil, et, comme l’hiver n’est pas bien éloigné vous nous ferez cadeau à la Marietta et à moi dé deux bons habits de cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint-Pétrone.

L’amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l’amitié la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu’il aurait pu trouver auprès de la duchesse.

« Mais n’est-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois, que je ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et passionnée qu’ils appellent de l’amour ? Parmi les liaisons que le hasard m’a données à Novare ou à Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont la présence même dans les premiers jours, fût pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval inconnu ? Ce qu’on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge ? J’aime sans doute, comme j’ai bon appétit à