Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/198

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monde ? Il suffit de proférer un mensonge, il suffit de dire à une femme charmante et peut-être unique au monde, et pour laquelle j’ai l’amitié la plus passionnée : Je t’aime, moi qui ne sais pas ce que c’est qu’aimer d’amour. Elle passerait la journée à me faire un crime de l’absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon cœur et qui prend une caresse pour un transport de l’âme, me croit fou d’amour, et s’estime la plus heureuse des femmes.

« Dans le fait je n’ai connu un peu de cette préoccupation tendre qu’on appelle, je crois, l’amour, que pour cette jeune Aniken de l’auberge de Zonders, près de la frontière de Belgique. »

C’est avec regret que nous allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de Fabrice : au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de vanité s’empara de ce cœur rebelle à l’amour et le conduisit fort loin. En même temps que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta F ***, sans contredit l’une des premières chanteuses de notre époque, et peut-être la femme la plus capricieuse que l’on ait jamais vue. L’excellent poète Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours.

Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n’être contente que dans l’inconstance, mépriser ce que le monde adore, tandis que le monde l’adore, la Fausta a ces défauts et bien d’autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l’entendre, tu t’oublies toi-même et l’amour fait de toi, en un moment, ce que Circé fit jadis des compagnons d’Ulysse.

Pour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes favoris et de la haute insolence du jeune comte M *** au point de n’être pas révoltée de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut choqué de l’air de supériorité avec lequel il occupait le pavé, et daignait montrer ses grâces au public. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout permis et comme ses prepotenze lui avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère qu’environné de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revêtus de sa livrée, et qu’il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut étonné de l’angélique douceur de cette voix : il ne se figurait rien de pareil ; il lui dut des sensations de bonheur suprême, qui faisaient un beau contraste avec la placidité de sa vie présente. « Serait-ce enfin là de l’amour ? » se dit-il. Fort curieux d’éprouver ce sentiment, et d’ailleurs amusé par l’action de braver ce comte M ***, dont la mine était plus terrible que celle d’aucun tambour-major,