Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/197

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six heures ! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l’amour d’Othello l’amour de Tancrède ? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que les autres hommes ? Mon âme manquerait d’une passion, pourquoi cela ? ce serait une singulière destinée ! »

A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré des femmes qui, fières de leur rang, de leur beauté et de la position qu’occupaient dans le monde les adorateurs qu’elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus rapide."Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute très vif, d’être bien avec cette jolie femme qu’on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux œuf d’or. C’est à la duchesse que je dois le seul bonheur que j’aie jamais éprouvé par les sentiments tendres ; mon amitié pour elle est ma vie, et d’ailleurs, sans elle que suis-je ? un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d’automne j’étais obligé le soir crainte d’accident, d’ajuster un parapluie sur lé ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l’homme d’affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute naissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long ; mon père m’avait assigné une pension de douze cents francs, et se croyait damné de donner du pain à un jacobin. Ma pauvre mère et mes sœurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques petits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d’être généreux me perçait le cœur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins car, aux yeux de ces gens-là, je n’étais pas autre chose. J’aurais donné ou reçu quelque bon coup d’épée qui m’eût conduit à la forteresse de Fenestrelles, ou bien j’eusse de nouveau été me réfugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J’ai le bonheur de devoir à la duchesse l’absence de tous ces maux ; de plus, c’est elle qui sent pour moi les transports d’amitié que je devrais éprouver pour elle.

"Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j’ai une excellente voiture, ce qui m’a empêché de connaître l’envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d’argent chez le banquier. Veux-je gâter à jamais cette admirable position ? Veux-je perdre l’unique amie que j’aie au