Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/69

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il atteignit une nouvelle plantation de petits chênes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chênes arrêtèrent un instant les cavaliers, mais ils passèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans une clairière. De nouveau ils étaient près de l’atteindre, lorsqu’il se glissa entre sept à huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête ; comme il la relevait, il se trouva vis-à-vis du caporal.

— Tu as tué le tien ? lui demanda le caporal Aubry.

— Oui, mais j’ai perdu mon fusil.

— Ce n’est pas les fusils qui nous manquent ; tu es un bon b… ; malgré ton air cornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit à eux ; moi, je ne les voyais pas. Il s’agit maintenant de filer rondement ; le régiment doit être à un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie où nous pouvons être ramassés au demi-cercle.

Tout en parlant, le caporal marchait rapidement à la tête de ses dix hommes. A deux cents pas de là, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlé, on rencontra un général blessé qui était porté par son aide de camp et par un domestique.

— Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d’une voix éteinte, il s’agit de me transporter à l’ambulance j’ai la jambe fracassée.

— Va te faire f…, répondit le caporal toi et tous les généraux. Vous avez tous trahi l’Empereur aujourd’hui.

— Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres ! Savez-vous que je suis le général comte B***, commandant votre division, etc.

Il fit des phrases. L’aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un coup de baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas.

— Puissent-ils être tous comme toi, répétait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassés ! Tas de freluquets ! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l’Empereur !

Fabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.

Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à l’entrée d’un gros village qui formait plusieurs rues fort étroites’, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de parler à aucun des officiers.

— Impossible d’avancer ! s’écria le caporal.

Toutes ces rues étaient encombrées d’infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d’artillerie et de fourgons. Le caporal se présenta à l’issue de trois de ces rues ; après avoir fait vingt pas il fallait s’arrêter : tout le monde jurait et se fâchait.

— Encore quelque traître qui commande ! s’écria le caporal ; si l’ennemi a l’esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers