Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/70

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comme des chiens. Suivez-moi, vous autres.

Fabrice regarda ; il n’y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour, de la basse-cour ils passèrent dans une écurie, dont la petite porte leur donna entrée dans un jardin. Ils s’y perdirent un moment, errant de côté et d’autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvèrent dans une vaste pièce de blé noir. En moins d’une demi-heure, guidés par les cris et le bruit confus, ils eurent regagné la grande route au-delà du village. Les fossés de cette route étaient remplis de fusils abandonnés ; Fabrice en choisit un, mais la route, quoique fort large, était tellement encombrée de fuyards et de charrettes, qu’en une demi-heure de temps, à peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas ; on disait que cette route conduisait à Charleroi. Comme onze heures sonnaient à l’horloge du village : _ Prenons de nouveau à travers champs, s’écria le caporal.

La petite troupe n’était plus composée que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut à un quart de lieue de la grande route :

— Je n’en puis plus, dit un des soldats.

— Et moi itou, dit un autre.

— Belle nouvelle ! Nous en sommes tous logés là, dit le caporal ; mais obéissez-moi, et vous vous en trouverez bien.

Il vit cinq ou six arbres le long d’un petit fossé au milieu d’une immense pièce de blé.

— Aux arbres ! dit-il à ses hommes ; couchez-vous là, ajouta-t-il quand on y fut arrivé, et surtout pas de bruit. Mais, avant de s’endormir, qui est-ce qui a du pain ?

— Moi, dit un des soldats.

— Donne, dit le caporal, d’un air magistral.

Il divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus petit.

— Un quart d’heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s’agit de ne pas se laisser sabrer. Un seul est flambé avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver : restez avec moi bien unis, ne tirez qu’à bout portant, et demain soir je me fais fort de vous rendre à Charleroi.

Le caporal les éveilla une heure avant le jour ; il leur fit renouveler la charge de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et avait duré toute la nuit : c’était comme le bruit d’un torrent entendu dans le lointain.

— Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d’un air naïf.

— Veux-tu bien te taire, blanc-bec ! dit le caporal indigné. Et les trois soldats qui composaient toute son armée avec Fabrice regardèrent celui-ci d’un air de colère, comme s’il eût blasphémé. Il avait insulté la nation.