Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/74

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nous en lâche beaucoup : tout le monde trahit dans cette guerre. Les écailles tombèrent des yeux de Fabrice ; il comprit pour la première fois qu’il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.

— Mais il faut que le petit nous raconte tout dit la cantinière dont la curiosité était de plus en plus excitée.

Fabrice obéit. Quand il eut fini :

— Au fait, dit la cantinière parlant d’un air grave au caporal, cet enfant n’est point militaire ; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo ?

— Et même, dit le caporal, qu’il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni à volonté. C’est moi qui ai chargé le coup qui a descendu le Prussien.

— De plus, il montre son argent à tout le monde, ajouta la cantinière ; il sera volé de tout dès qu’il ne sera plus avec nous.

— Le premier sous-officier de cavalerie qu’il rencontre, dit le caporal, le confisque à son profit pour se faire payer la goutte, et peut-être on le recrute pour l’ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il le suivra ; il ferait mieux d’entrer dans notre régiment.

— Non pas, s’il vous plaît, caporal ! s’écria vivement Fabrice ; il est plus commode d’aller à cheval, et d’ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie un cheval.

Fabrice fut très fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la longue discussion sur sa destinée future, qui eut lieu entre le caporal et la cantinière. Fabrice remarqua qu’en discutant ces gens répétaient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son histoire : les soupçons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la façon dont la veille il s’était trouvé faire partie de l’escorte du maréchal, l’Empereur vu au galop, le cheval escofié, etc.

Avec une curiosité de femme, la cantinière revenait sans cesse sur la façon dont on l’avait dépossédé du bon cheval qu’elle lui avait fait acheter.

— Tu t’es senti saisir par les pieds, on t’a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l’on t’a assis par terre ! « Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien ? » Il ne savait pas encore que c’est ainsi qu’en France les gens du peuple vont à la recherche des idées.

— Combien as-tu d’argent ? lui dit tout à coup la cantinière.

Fabrice n’hésita pas à répondre ; il était sûr de la noblesse d’âme de cette femme : c’est là le beau côté de la France.

— En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus de cinq francs.