Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/75

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


— En ce cas, tu as le champ libre ! s’écria la cantinière tire-toi du milieu de cette armée en déroute ; jette-toi de côté, prends la première route un peu frayée que tu trouveras là sur ta droite ; pousse ton cheval ferme, toujours t’éloignant de l’armée. A la première occasion achète des habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne que tu as été à l’armée, les gendarmes te ramasseraient comme déserteur ; et quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n’es pas encore assez fûté pour répondre à des gendarmes. Dès que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, déchire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom véritable ; dis que tu es Vasi.

"Et d’où devra-t-il dire qu’il vient ? fit-elle au caporal.

— De Cambrai sur l’Escaut : c’est une bonne ville toute petite, entends-tu ? et où il y a une cathédrale et Fénelon.

— C’est ça, dit la cantinière ; ne dis jamais que tu as été à la bataille, ne souffle mot de B…, ni du gendarme qui t’a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer à Paris, rends-toi d’abord à Versailles, et passe la barrière de Paris de ce côté-là en flânant, en marchant à pied comme un promeneur. Couds tes napoléons dans ton pantalon ; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne montre tout juste que l’argent qu’il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c’est qu’on va t’empaumer, on va te chiper tout ce que tu as et que feras-tu une fois sans argent, toi qui ne sais pas te conduire ? etc.

La bonne cantinière parla longtemps encore ; le caporal appuyait ses avis par des signes de tête, ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à coup cette foule qui couvrait la grande route, d’abord doubla le pas ; puis, en un clin d’oeil, passa le petit fossé qui bordait la route à gauche, et se mit à fuir à toutes jambes.

— Les Cosaques ! les Cosaques’! criait-on de tous les côtés.

— Reprends ton cheval ! s’écria la cantinière.

— Dieu m’en garde ! dit Fabrice. Galopez ! fuyez ! je vous le donne. Voulez-vous de quoi racheter une petite voiture ? La moitié de ce que j’ai est à vous.

— Reprends ton cheval, te dis-je ! s’écria la cantinière en colère.

Et elle se mettait en devoir de descendre.

Fabrice tira son sabre :

— Tenez-vous bien ! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de plat de sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards.

Notre héros regarda la grande route ; naguère trois ou quatre mille individus s’y pressaient, serrés comme des paysans à la suite d’une procession. Après le mot Cosaques il n’y vit exactement plus personne ; les fuyards avaient abandonné des shakos,