Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/83

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devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia.

— Et où suis-je ? demanda-t-il.

Le paysan lui apprit qu’à trois quarts de lieue plus loin se trouvait le bourg de Zonders, où il serait très bien soigné. Fabrice arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu’il faisait, et ne songeant à chaque pas qu’à ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra : c’était l’Auberge de l’Etrille. Aussitôt accourut la bonne maîtresse de la maison, femme énorme ; elle appela du secours d’une voix altérée par la pitié. Deux jeunes filles aidèrent Fabrice à mettre pied à terre, à peine descendu de cheval, il s’évanouit complètement. Un chirurgien fut appelé, on le saigna. Ce jour-là et ceux qui suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu’on lui faisait, il dormait presque sans cesse.

Le coup de pointe à la cuisse menaçait d’un dépôt considérable. Quand il avait sa tête à lui, il recommandait qu’on prît soin de son cheval, et répétait souvent qu’il paierait bien, ce qui offensait la bonne maîtresse de l’auberge et ses filles. Il y avait quinze jours qu’il était admirablement soigné et il commençait à reprendre un peu ses idées, lorsqu’il s’aperçut un soir que ses hôtesses avaient l’air fort troublé. Bientôt un officier allemand entra dans sa chambre : on se servait pour lui répondre d’une langue qu’il n’entendait pas mais il vit bien qu’on parlait de lui ; il feignit dé dormir. Quelque temps après, quand il pensa que l’officier pouvait être sorti il appela ses hôtesses : _ Cet officier ne vient-il pas m’écrire sur une liste, et me faire prisonnier ?

L’hôtesse en convint les larmes aux yeux.

— Eh bien ! il y a de l’argent dans mon dolman ! s’écria-t-il en se relevant sur son lit ; achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon cheval. Vous m’avez sauvé la vie une fois en me recevant au moment où j’allais tomber dans la rue, sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens de rejoindre ma mère.

En ce moment, les filles de l’hôtesse se mirent à fondre en larmes ; elles tremblaient pour Fabrice ; et comme elles comprenaient à peine le français, elles s’approchèrent de son lit pour lui faire des questions. Elles discutèrent en flamand avec leur mère ; mais, à chaque instant, des yeux attendris se tournaient vers notre héros ; il crut comprendre qu’elles voulaient bien en courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les mains. Un juif du pays fournit un habillement complet ; mais, quand il l’apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en comparant l’habit avec le dolman de Fabrice, qu’il fallait le rétrécir infiniment. Aussitôt elles se mirent à l’ouvrage ; il n’y avait pas de temps à perdre. Fabrice indiqua quelques napoléons cachés dans ses habits, et pria ses hôtesses de les coudre