Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/84

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dans les vêtements qu’on venait d’acheter. On avait apporté avec les habits une belle paire de bottes neuves. Fabrice n’hésita point à prier ces bonnes filles de couper les bottes à la hussarde à l’endroit qu’il leur indiqua, et l’on cacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes.

Par un effet singulier de la perte de sang et de la faiblesse qui en était la suite, Fabrice avait presque tout à fait oublié le français ; il s’adressait en italien à ses hôtesses qui parlaient un patois flamand, de façon que ;’on s’entendait presque uniquement par signes. Quand les jeunes filles, d’ailleurs parfaitement désintéressées, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui n’eut plus de bornes ; elles le crurent un prince déguisé. Aniken, la cadette et la plus naïve, l’embrassa sans autre façon. Fabrice, de son côté, les trouvait charmantes ; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin, à cause de la route qu’il allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas partir. « Où pourrais-je être mieux qu’ici ? » disait-il. Toutefois, sur les deux heures du matin, il s’habilla. Au moment de sortir de sa chambre, la bonne hôtesse lui apprit que son cheval avait été emmené par l’officier qui, quelques heures auparavant, était venu faire la visite de la maison.

— Ah ! canaille ! s’écriait Fabrice en jurant, à un blessé !

Il n’était pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler à quel prix lui-même avait acheté ce cheval.

Aniken lui apprit en pleurant qu’on avait loué un cheval pour lui ; elle eût voulu qu’il ne partît pas, les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens, parents de la bonne hôtesse, portèrent Fabrice sur la selle, pendant la route, ils le soutenaient à cheval, tandis qu’un troisième, qui précédait le petit convoi de quelques centaines de pas, examinait s’il n’y avait point de patrouille suspecte dans les chemins. Après deux heures de marche, on s’arrêta chez une cousine de l’hôtesse de l’Etrille. Quoi que Fabrice pût leur dire, les jeunes gens qui l’accompagnaient ne voulurent jamais le quitter ; ils prétendaient qu’ils connaissaient mieux que personne les passages dans les bois. _ Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu’on ne vous verra pas dans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.

On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint à paraître, la plaine était couverte d’un brouillard épais. Vers les huit heures du matin l’on arriva près d’une petite ville. L’un des jeunes gens se détacha pour voir si les chevaux de la poste avaient été volés. Le maître de poste avait eu le temps de les faire disparaître, et de recruter des rosses infâmes dont il avait garni ses écuries. On alla chercher deux chevaux dans les marécages où ils étaient cachés, et, trois heures après Fabrice monta