Page:Stendhal - Lucien Leuwen, I, 1929, éd. Martineau.djvu/186

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ami ; je conçois que si, au lieu d’être sous-lieutenant à Nancy, j’étais sous-lieutenant à Cincinnati ou à Pittsburg, je m’ennuierais encore davantage, et la vue d’un malheur pire est, comme vous savez, une consolation, la seule, peut-être, dont je sois susceptible. Pour me mettre en état de gagner quatre-vingt-dix-neuf francs par mois et ma propre estime, j’ai quitté une ville où je passais mon temps fort agréablement.

— Qui vous y forçait ?

— Je me suis jeté de ma pleine volonté dans cet enfer.

— Eh bien ! sortez-en et fuyez.

— Paris est maintenant gâté pour moi ; je n’y serais plus, en y retournant, ce que j’étais avant d’avoir revêtu ce fatal habit vert : un jeune homme qui peut-être un jour sera quelque chose. On verrait en moi un homme incapable d’être rien, même sous-lieutenant.

— Que vous importe l’opinion des autres, si, au fond, vous vous amusez.

— Hélas ! j’ai une vanité que vous, mon sage ami, ne pouvez comprendre ; ma position serait intolérable ; je ne pourrais répondre à certaines plaisanteries. Je ne vois que la guerre pour me tirer du pot au noir où je me suis fourré sans savoir ce que je faisais.