Page:Stendhal - Lucien Leuwen, I, 1929, éd. Martineau.djvu/188

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de pédanterie marqué, on m’a fait rapport que vous mangez avec luxe chez vous ; c’est ce que je ne puis souffrir. Riche ou non riche, vous devez manger à la pension de quarante-cinq francs, avec MM. les lieutenants vos camarades. Adieu, monsieur, n’ayant autre chose à vous dire.

Le cœur de Lucien bondissait de rage ; jamais personne n’avait pris ce ton avec lui. « Donc, même pendant le temps des repas, je vais être obligé de me trouver avec ces aimables camarades, qui n’ont d’autre plaisir, quand nous sommes ensemble, que de m’écraser de leur supériorité. Ma foi, je pourrais dire comme Beaumarchais : Ma vie est un combat. Eh ! bien, s’écria-t-il en riant, je supporterai cela. Dévelroy n’aura pas la satisfaction de pouvoir répéter que je me suis donné la peine de naître ; je lui répondrai que je me donne aussi la peine de vivre. » Et Lucien alla de ce pas payer un mois à la pension ; le soir il y dîna, et fut d’une froideur et d’un dédain vraiment admirables.

Le surlendemain, il vit entrer chez lui, à six heures du matin, celui des adjudants sous-officiers du régiment qui passait pour le confident et l’âme damnée du colonel. Cet homme lui dit d’un air bénin :

— Messieurs les lieutenants et sous-lieutenants ne doivent jamais s’écarter,