Page:Stendhal - Lucien Leuwen, II, 1929, éd. Martineau.djvu/173

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Elle ne voyait plus que lui dans la nature entière. Si Leuwen eût eu moins d’amour ou plus d’esprit, il eût agi tout autrement ; mais le fait difficile à excuser en ce siècle, c’est que ce sous-lieutenant de vingt-trois ans se trouva incapable d’articuler un mot contre ce projet qui le tuait. Figurez-vous un lâche qui adore la vie, et qui entend son arrêt de mort.

Madame de Chasteller voyait clairement l’état de son cœur ; elle était elle-même sur le point de fondre en larmes, elle se sentait saisie de pitié pour le malheur extrême qu’elle causait.

« Mais, se dit-elle tout à coup, s’il voit une larme, me voici plus engagée que jamais. Il faut à tout prix mettre fin à cette visite pleine de dangers. »

— D’après le vœu que je vous ai exprimé,… monsieur,… il y a déjà longtemps que je puis supposer que mademoiselle Bérard compte les minutes que vous passez avec moi… Il serait prudent d’abréger.

Leuwen se leva ; il ne pouvait parler, à peine si sa voix fut capable d’articuler à demi :

— Je serais au désespoir, madame… »

Il ouvrit une porte de la bibliothèque qui donnait sur un petit escalier intérieur qu’il prenait souvent pour éviter de passer