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Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/13

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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

geon qui m’y avait exilé. Souvent je commandais un petit bâtiment de la douane, et j’allais d’une île à l’autre. J’étais lié avec des capitaines marchands qui, dans ces climats chauds, mènent joyeuse vie ; j’avais même l’honneur de prendre du punch quelquefois avec des officiers de la marine royale ; mais je commettais des imprudences, non pas politiques, mais bien autrement graves. Un jour que je travaillais au soleil, je fus saisi d’une inflammation si vive, que mon directeur, bon homme qui n’avait qu’une seule idée au monde, la peur de se compromettre, me renvoya pourtant en Europe par humanité, et sans attendre la réponse du ministre. Ce trait fut sublime de sa part.

À moitié chemin, les vents frais d’Europe me rendirent instantanément la santé. En France, je retrouvai la maison paternelle et toutes les petitesses de la vie bourgeoise : la fumée de mon cigare incommodait la servante. Mon père me traitait, moi homme qui savais me faire obéir par d’autres hommes, exactement comme si j’avais eu quinze ans.

Moi, je craignais d’être un monstre, forcé de m’avouer que je n’adorais pas mon père. Au milieu de toutes ses brusqueries, une idée qu’il répétait souvent me frappa :

— Quel fichu métier est-ce que tu fais là ? disait-il en grondant. Qu’est-ce qu’une charrette qu’il faut traîner jusqu’à cinquante ans, pour se rendre apte à obtenir ensuite une retraite de neuf cents francs ?

Mon père me proposa de donner ma démission et de me marier : je n’osai refuser. Je voyais bien qu’il ne me fournirait point la petite somme nécessaire pour renouveler mon équipement, en retournant à la colonie, après l’expiration de mon congé.