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ŒUVRES DE STENDHAL.

J’entrai dans le commerce des fers : c’était la partie de mon beau-père. Je fis des voyages comme commis, pour placer et acheter de la marchandise. Mon beau-père aime à avoir l’air affairé ; mais c’est le plus paresseux des hommes ; me trouvant disposé à travailler, il me laissait tout faire ; je réussis.

Par suite de diverses circonstances, auxquelles le hasard eut beaucoup plus de part que mon habileté, nos affaires prirent un grand développement, et ma fortune éprouva un accroissement notable. J’étais heureux en apparence ; tout le monde eût juré que rien ne manquait à mon bonheur, et cependant le bonheur était bien loin de mon âme.

J’ose croire que ma femme bénissait son sort ; du moins n’épargnais-je rien pour aller au-devant de tous ses désirs, et, je le crois, elle était heureuse. Mais enfin, je ne l’aimais point d’amour ; d’autre part, je n’avais eu que du respect pour mon père. Suis-je donc un monstre ? me disais-je. Suis-je destinée ne jamais aimer ?

Le ciel me punit en m’accordant ce que je demandais : je fus jeune à trente ans ; mes idées changèrent sur tout ; il en fut de même de mes sentiments.

Au plus fort des agitations que me donnait une manière d’être si nouvelle pour moi, j’eus le malheur de perdre ma femme, et j’ai du moins cette consolation que jamais elle n’a même soupçonné des choses qui lui auraient donné du chagrin. Je la pleurai sincèrement ; un dégoût profond pour toutes choses s’était emparé de moi.

Pendant les trois ou quatre premiers mois qui suivirent cette cruelle séparation, je me retirai à Versailles ; je ne venais à Paris que trois fois la semaine, passer une heure ou deux pour les affaires. Ce désespoir contrariait mon beau-