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ŒUVRES DE STENDHAL.

soigné quand il est malade ; il n’a nul souci au monde et danse tous les soirs avec sa maîtresse. Il est vrai que tout ce bonheur va cesser le jour où on lui apprendra d’Europe qu’il est malheureux. Je ne voudrais pas moi-même retarder d’une minute leur émancipation[1], je me repens même un peu de la phrase précédente ; regardez-la, ô mon lecteur ! comme non avenue ; je ne voulais que vous dire que la vie habituelle au milieu des esclaves ne me rendrait point malheureux. Ici, comme dans beaucoup d’autres choses, je pense que ce qui passe généralement pour vrai est parfaitement faux.

Mais je ne dis ces choses-là que par écrit ; autrement je serais déshonoré parmi les gens à argent, mes confrères ; ils ont beaucoup de considération pour moi ; ils me croient un bon homme, seulement un peu bête. Si j’avais des idées, si je parlais, je serais à leurs yeux un horrible jacobin, un ennemi du juste-milieu, etc.

Cette idée, encore bien peu arrêtée, d’aller finir mes jours à la Martinique, ou du moins y passer les huit ou dix années qui me séparent encore de la vieillesse, me porte à comparer.

Je me disais, il y a huit jours : Je quitterai la France, peut-être pour toujours, et je ne la connais pas.

Je m’aperçois que j’ai oublié de dire que, deux ans après mon mariage, une banqueroute que nous éprouvâmes à Livourne, et dont le dividende fut soldé par des valeurs sur Vienne, en Autriche, me donna l’occasion de voir l’Italie,

  1. Cette émancipation, adoptée en principe par un décret du gouvernement provisoire du 4 mars 1848, a été proclamée en France et réglementée, par un autre décret de la même autorité, en date du 27 avril suivant (Note de l’éditeur.)