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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

naturel piquant, libertin, frondeur, imprévu, ami de la bravoure et de l’imprudence ! Déjà il ne se voit plus dans la bonne compagnie, et à Paris il s’est réfugié parmi les gamins de la rue. Grand Dieu ! allons-nous devenir des Genevois ?

C’est à Essones que Napoléon fut trahi en 1814.

Avant d’arriver à Fontainebleau, il est un endroit, un seul, où le paysage mérite qu’on le regarde. C’est au moment où l’on aperçoit tout à coup la Seine qui coule à deux cents pieds au-dessous de la route. La vallée est à gauche, et formée par un coteau boisé au sommet duquel se trouve le voyageur. Mais, hélas ! il n’y a point de ces vieux ormeaux de deux siècles si respectables, comme en Angleterre. Ce malheur, qui ôte de la profondeur à la sensation donnée par les paysages, est général en France. Dès que le paysan voit un grand arbre, il songe à le vendre six louis.

La route de Paris à Essones était occupée ce matin par quelques centaines de soldats en pantalons rouges, marchant par deux, par trois, par quatre, ou se reposant étendus sous les arbres. Cela m’indigne : cette marche, comme des moutons isolés, est pitoyable. Quelle habitude à laisser prendre à des Français déjà si peu amis de l’ordre ! Vingt Cosaques auraient mis en déroute tout ce bataillon qui se rend à Fontainebleau pour garder la cour pendant le mariage de M. le duc d’Orléans.

Un peu avant Essones, je contre-passe la tête du bataillon, qui fait halte pour rallier une partie de son monde, et entrer en ville d’une façon un peu décente. Au son du tambour je vois les jeunes filles du bourg hors d’elles-mêmes de plaisir, et qui accourent sur le pas de leurs portes. Les jeunes gens forment des groupes au milieu de la rue ; tous regardent le bataillon qui se forme au bout du village vers Paris, et, comme la route est démesurément large, on l’aperçoit fort bien. Je me rappelle cet air de Grétry :


Rien ne plaît tant aux yeux des belles
Que le courage des guerriers !