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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

— Mais nous verrons nos études tomber à rien, dit le second notaire ; si cette femme se met à nous persécuter, elle nous fera passer pour des fripons.

Toutefois, à mesure que le temps s’écoule, les remords deviennent plus poignants, et enfin les notaires sont tellement tourmentés qu’ils ont le courage de remonter.

Il paraît qu’on épiait leurs démarches par la fenêtre. Cette fois ils sont reçus par la fille du malade elle-même, femme de trente-cinq ans, célèbre par sa vertu et l’une des bonnes langues du pays. Elle entreprend les notaires, leur coupe la parole quand ils cherchent à s’expliquer, se rend maîtresse de la conversation, et à la fin, quand ils veulent parler absolument, se met à fondre en larmes et à pérorer sur les vertus de l’excellent père qu’elle est menacée de perdre. Les notaires obtiennent à grand’peine de revoir la chambre du moribond. M. Blanc se baisse.

— Que cherchez-vous donc ? lui dit avec aigreur la femme renommée par sa haute vertu. De ce moment, elle leur adresse la parole avec tant d’emportement, que les notaires voient avec horreur toute l’étendue du danger dans lequel ils vont se précipiter. Ils restent interdits ; ils prennent peur et enfin se laissent éconduire après une scène de trois quarts d’heure. Mais à peine sont-ils dans la rue que M. Blanc dit à son collègue :

— Nous venons de nous laisser mettre à la porte exactement comme des écoliers.

— Mais, grand Dieu ! si cette guenon se met à nous persécuter, nous sommes des gens ruinés, dit le second notaire la larme à l’œil.

— Et croyez-vous qu’elle n’a pas bien vu pourquoi nous remontions chez elle ? Dans deux jours le bon homme sera mort, s’il ne l’est déjà ; elle hors de danger, et alors elle triomphe, et nous aurons à nos trousses toute sa clique qui nous jouera tous les mauvais tours possibles.

— Que d’ennemis nous allons nous faire ! dit en soupirant le