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ŒUVRES DE STENDHAL.

Cette année-ci, me dit Ranville, ces jeunes gens qui veulent faire fortune sans travailler commencent à parler beaucoup des élections et des chemins de fer, refusés par la paresse de la chambre. S’il s’élevait un Mirabeau ou un Danton, son éloquence pourrait les conduire aux plus grandes folies ; car au fond ils s’ennuient.

— À propos d’ennui, et la littérature ?

— Ces messieurs ne peuvent comprendre la passion prétendue effrénée du roman moderne, ils comprennent encore bien moins la tendre exaltation des romans qui nous rendaient fous quand nous étions à leur âge. Personne ne lit plus la Nouvelle Héloïse, les romans de madame Collin, ceux de Maria-Régina Roche, traduits par l’abbé Morellet. La littérature des jeunes gens de 1837 ne s’élève guère au-dessus des Mémoires de madame Dubarry, de madame de Pompadour, de la Contemporaine, de Fleury, etc., etc., où l’on voit des gens qui gagnent beaucoup d’argent, et dont la vie s’embellit quelquefois par de jolies soirées libertines. Ils croient à l’existence d’une madame de Créquy. La Peau de Chagrin, de M. de Balzac, a fait fureur. Ils trouvent froid tout ce qui est écrit en style simple, et le néologisme est pour eux le comble de l’esprit.

Ce qu’il y a de plus distingué parmi les jeunes gens du café lit le Mémorial de Sainte-Hélène, et se montre fou de l’empereur. Ne voit-on pas Napoléon donner une dotation de 80,000 livres de rente au général Marchand, qui s’est bien conduit à Eylau ? Au fond, les fortunes rapides élevées par le caprice d’un roi conviennent beaucoup mieux aux espérances folles des républicains actuels, que les fortunes raisonnables qui peuvent se faire dans un gouvernement bien réglé.

Ranville me console un peu en ajoutant : Nous arrivons à un siècle où l’on n’écoutera plus que l’homme qui aura des opinions individuelles. On ne voit déjà plus que les demi-sots, les paresseux ou les timides répéter les opinions à la mode.

Quelle belle solitude que celle d’un jeune homme de Semur