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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

ou de Moulins, pour se former une opinion sienne sur cinq ou six sujets ! Quel homme distingué, rare, considéré dès qu’il aurait parlé, que celui qui a vingt-cinq ans posséderait une opinion à lui sur cinq ou six articles !

À Paris, la distraction est trop continuelle. Même pour le jeune homme de vingt ans qui a le bonheur de ne compter sur aucun héritage, que de moyens de plaisir ! que de choses viennent chaque jour assiéger son attention ! Quel est à Paris l’homme de vingt ans qui a lu, en cherchant à y trouver des erreurs, les huit volumes de Montesquieu ?

On sent bien que, courant comme je le fais, je n’ai le temps de voir ni la société de province, ni les jeunes gens ; tous ces jugements me sont donnés par un homme d’un esprit net et profond, qui habite ses terres depuis 1830. Dans presque toutes les villes où je me suis un peu arrêté, Lyon, Marseille, Grenoble, j’ai entrevu des jeunes gens qui me semblent faits pour arriver à tout. Je pense même que les hommes de mérite de l’an 1850 seront pris pour la plupart loin de Paris. Pour faire un homme distingué, il faut à vingt ans cette chaleur d’âme, cette duperie, si l’on veut, que l’on ne rencontre guère qu’en province ; il faut aussi cette instruction philosophique et dégagée de toute fausseté que l’on ne trouve que dans les bons collèges de Paris.

Mais la faculté de vouloir manque de plus en plus à Paris ; on ne lit pas sérieusement les bons livres : Bayle, Montesquieu, Tocqueville, etc ; on ne lit que les fadaises modernes, et encore afin de pouvoir en parler à mesure qu’elles paraissent

Je viens d’écrire tout ceci pour me distraire d’un violent mouvement de colère. En arrivant à Autun, il s’est trouvé que j’avais perdu toutes les clefs des coffres de ma calèche, et j’écris pendant que Joseph essaye des crochets avec un serrurier.

Comme cette opération ne finit pas, je vais raconter l’histoire d’Autun, que j’ai étudiée dans la bibliothèque de M. Ranville.

Tout le monde sait que nous sommes ici dans cette fameuse Bibracte, capitale du pays des Æduens, que Pomponius-Mela ap-