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Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/117

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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.


— Nîmes, le 2 août.

Un homme de sens, qui m’avait donné l’histoire réelle des assassinats commis en ce pays, et avec lequel j’étais allé chez M. Pelet, pour nous distraire de ces noires idées, me dit :

— Ce Midi, où la civilisation décroît, parce qu’un gouvernement incapable a négligé de punir de mort les assassinats, a vu jadis ce que la chevalerie a produit de mieux parmi les hommes.

L’exaltation d’amour, ce sentiment si ridicule aujourd’hui, et qui règne en maître dans les poésies de Pétrarque et du Dante, était le principe de toute chevalerie ; la poésie provençale l’appelait le joy.

Dans le code espagnol, le joy est recommandé comme un devoir aux chevaliers. Ainsi, l’épée de Charlemagne s’appelle joyeuse ou l’enthousiaste d’amour. Encore aujourd’hui, en italien, un tristo veut dire un être plat, prosaïque, ennemi de toute générosité, un être à fuir, presque un homme à pendre.

La galanterie provençale avait établi des grades parfaitement séparés, et par lesquels il fallait passer successivement.

On était d’abord feignaire, hésitant ; puis prégaire, priant ; ensuite entendaire, écoutant ; et enfin druz, ami.

En italien, drudo veut dire l’amant d’une femme mariée.

M. Fauriel, un vrai savant, a fort bien décrit cette civilisation du moyen âge, en Provence. Cette vie valait-elle à vos yeux l’envie et l’hypocrisie du dix-neuvième siècle ?

— Le 3 août (écrit à l’ombre sous une arcade du pont du Gard).

J’ai profité de la nuit et d’un clair de lune magnifique pour faire les cinq lieues qui séparent Nîmes du pont du Gard. J’y suis arrivé plongé dans un profond sommeil, sur les cinq heures du matin. Le fidèle Joseph a renvoyé les chevaux à la poste de la Foux, située à un quart de lieue, et m’a laissé dormir. Il a fait un feu de bivouac et d’excellent café. Une chèvre du voisinage a fourni le lait.