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ŒUVRES DE STENDHAL.


LE PONT DU GARD.

Vous savez que ce monument, qui n’était qu’un simple aqueduc, s’élève majestueusement au milieu de la plus profonde solitude.

L’âme est jetée dans un long et profond étonnement. C’est à peine si le Colisée, à Rome, m’a plongé dans une rêverie aussi profonde.

Ces arcades que nous admirons faisaient partie de l’aqueduc de sept lieues de long qui conduisait à Nîmes les eaux de la fontaine d’Eure ; il fallait leur faire traverser une vallée étroite et profonde ; de là le monument.

On n’y trouve aucune apparence de luxe et d’ornement : les Romains faisaient de ces choses étonnantes, non pour inspirer l’admiration, mais simplement et quand elles étaient utiles. L’idée éminemment moderne, l’arrangement pour faire de l’effet, est rejetée bien loin de l’âme du spectateur, et si l’on songe à cette manie, c’est pour la mépriser. L’âme est remplie de sentiments qu’elle n’ose raconter, bien loin de les exagérer. Les passions vraies ont leur pudeur.

Trois rangs d’arcades en plein cintre, d’ordre toscan, et élevées les unes au-dessus des autres, forment cette grande masse qui a six cents pieds d’étendue sur cent soixante de hauteur.

Le premier rang, qui occupe tout le fond de l’étroite vallée, n’est composé que de six arcades.

Le second rang, plus élevé, trouve la vallée plus large, et a onze arcades. Le troisième rang est formé de trente-cinq petits arcs fort bas ; il fut destiné à atteindre juste au niveau de l’eau. Il a la même longueur que le second, et porte immédiatement le canal, lequel a six pieds de large et six pieds de profondeur. Je ne tenterai pas de faire des phrases sur un monument sublime, dont il faut voir une estampe, non pour en sentir la beauté, mais pour en comprendre la forme, d’ailleurs fort simple et exactement calculée pour l’utilité.