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ŒUVRES DE STENDHAL.


— Grenoble, le 28 août.

Je n’ai voulu lire le bulletin que Napoléon a donné de cette affaire qu’aujourd’hui après mon retour à Grenoble, je l’ai trouvé parfaitement exact. Napoléon n’avait aucun intérêt à mentir ; et d’ailleurs, comme l’action était noble et grande, peut-être n’eût-il pas voulu la salir par un mensonge, quand même son intérêt de despote le lui eût conseillé. Souvent, l’amour que ce grand cœur avait pour le beau l’emporta sur son intérêt comme roi. On vit bien cela après le 18 brumaire : souvent le mépris se peignait sur ses lèvres si fines, si bien dessinées, à l’aspect de ces sujets fidèles et obséquieux qui se pressaient au lever de Saint-Cloud. N’est-ce donc qu’à ce prix que je puis devenir empereur du monde, semblait-il se dire ? Et il encourageait la platitude. Quand plus tard il punissait les généraux qui avaient de l’âme, Delmas, Lecourbe, etc., et les jacobins, son sentiment était différent, il avait peur.

En interrogeant hier mes paysans, en conférant ce soir avec un bel esprit si net et si fin, et qui habite Grenoble depuis vingt ans, j’ai vu que le mouvement extraordinaire que l’empereur créa sur sa route en 1815 avait trois causes :

1° Ses belles actions militaires. Il y avait parmi les paysans beaucoup d’anciens soldats retirés.

2° L’humiliation de la première invasion, vivement sentie par tous les Français des basses classes, c’est-à-dire non gangrenés par l’habitude de chercher avant tout des jouissances de vanité.

Les biens nationaux. Ils furent toujours la véritable ancre qui assura l’existence du gouvernement de la révolution. C’est ce qu’avaient fort bien compris les journaux libéraux durant la première Restauration. Ils répétaient sous toutes les formes que les Bourbons allaient rendre les biens nationaux aux émigrés qui les entouraient, et que la dîme serait établie. Plus tard ce fut cette crainte qui fut exploitée par M. Didier, cet homme singulier, lors de l’échauffourée de 1816.