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ŒUVRES DE STENDHAL.

quarante charrues employées à la fois dans le même champ, suggèrent l’idée d’une grande et belle manufacture, mais pas du tout de la solitude et du bonheur champêtre. Ce n’est que par une grossière vanité que les agriculteurs appliquent à leur affaire actuelle ce que Virgile, Rousseau, etc., ont dit de la vie des champs et de sa simplicité. Rien n’est moins simple qu’une grande exploitation agricole ; c’est une manufacture dont le capital, au lieu d’être en métiers, par exemple, et en laines, comme à Elbeuf, est en prairies et en terres labourables. De plus, et c’est ce qui gâte tout, il faut sans cesse être en dispute avec des paysans avides, voleurs et pauvres.

La vallée de l’Isère, malgré une extrême fertilité, ne donne jamais l’idée d’une manufacture, mais bien à chaque instant celle du bonheur champêtre, au milieu d’un paysage de la plus sublime beauté.

Une seule vallée me rappellerait un peu celle-ci par sa beauté champêtre, par ses vignes sur les coteaux et ses jolis prés bien verts, c’est la vallée de Trêves (célébrée par Ausone au quatrième siècle).

Mon guide m’a montré, en passant à Corenc, une maison recrépie à neuf. — En voilà encore un, m’a-t-il dit avec humeur. Il s’agit d’un couvent. Les paysans du Dauphiné se figurent que les prêtres, les religieuses, les frères ignorantins, etc., cherchent à détruire cette révolution qui a changé leurs haillons en bonne vestes de ratine. Quand ils aperçoivent de loin un frère ignorantin dans la campagne, et ne voient point de gendarmes à portée, ils imitent le cri du corbeau. Ils se figurent, à tort sans doute, que ces messieurs empêchent les réjouissances en l’honneur du 6 juillet 1815.

Ce couvent de Corenc a une vingtaine de religieuses, les Filles de la Providence ; ces dames forment des maîtresses qui vont établir des écoles dans les villes et villages, à l’instar des frères ignorantins. Un zèle sombre anime, dit-on, ces religieuses ; et comme leur enseignement est vraiment fort bon, elles finiront