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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Je voyageais avec un gentilhomme des environs, homme d’esprit et surtout très-fin. Par le commerce et l’agriculture, ce gentilhomme construit une belle fortune ; mais il n’en tient pas moins mordicus aux idées de sa caste, qu’il défend avec beaucoup de feu et de sagacité.

— Il faut, me dit-il, qu’il y ait une classe de gens de loisir qui, seule, sera chargée de gouverner, sous la direction d’un roi, lequel ne sera absolu que pour la forme. Dans le fait, son pouvoir sera sans cesse contenu par cette classe de gens de loisir, qui administreront sous lui et qui commanderont dans l’armée.

— Mais que ferez-vous des hommes de talent des classes inférieures ? — Ils jugeront dans les tribunaux et rempliront les places de curé. Comme je me récriais, — Ce n’est qu’à ce prix et par ce seul moyen, continue-t-il d’un grand sang-froid, qu’il est possible de sortir de la crise actuelle. Les rois ne doivent être contenus que par des liens moraux ; autrement vous aurez toujours guerre intestine dans la société ; un roi faible sera chassé comme Charles X ; un roi qui gagnera des batailles confisquera la constitution.

— Mais, lui ai-je dit, quoi que fassent MM. les ministres de l’instruction publique, d’ici à dix ans les simples soldats sauront lire, et ils ne voudront plus obéir aveuglément à ces officiers tirés de la classe des gens de loisir.

— On passera par les armes les premiers mutins. D’ailleurs, ne vous y trompez pas, la noblesse comprend son danger ; au lieu d’être frivole et paresseuse comme du temps de madame de Pompadour, le moindre sous-lieutenant s’attachera à son devoir avec application. Il songera que, s’il se relâche, le château de son père sera brûlé.

En devisant ainsi avec cet homme d’esprit, nous nous trouvons à la porte de Chambéry. Il dit un mot aux hommes de la police, et, chose étrange, l’on ne me vexe point.

Je trouve ici des lettres de Rives, d’Allevard et de Fourvoirie.