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ŒUVRES DE STENDHAL.

Nous avons visité, M. de G… et moi, le collége des jésuites à Chambéry ; c’est un très-grand bâtiment, beau jardin, belles cours. Il y a beaucoup d’enfants de Lyon, de Grenoble, etc., etc., ce qui a fait triompher mon compagnon de voyage. Nous avons remarqué des enfants de libéraux très-prononcés. C’est qu’aucun collége ne peut entrer en concurrence avec ceux des jésuites pour donner aux enfants l’habitude du travail et des connaissances solides. Le libéral du département de l’Isère qui envoie son fils à Chambéry espère que, de retour à la maison paternelle, il oubliera bientôt les principes despotiques et ascétiques, et gardera l’habitude d’un travail sérieux. Le général des jésuites et son premier lieutenant sont des gens tout à fait supérieurs.

Mais pourquoi le jésuite et le frère ignorantin sont-ils supérieurs au laïque employé par la commune de Grenoble, par exemple ? C’est que ce laïque n’a pour agir que les motifs communs à tous les hommes : il a une femme et des enfants, il cherche à gagner ses appointements en faisant bien son devoir ; tandis que le jésuite et le frère ignorantin ont probablement la haine fanatique de la liberté qui a ruiné leur ordre, et l’espoir de la faire tomber en France. Le jésuite et l’ignorantin n’ont d’autre passion que celle de faire triompher leur établissement ; ils n’ont aucune idée de faire fortune, pas de soins de ménage. En un mot, on trouve en leur faveur tous les avantages du célibat, et depuis l’âge de quinze ans ils font ce métier.

Dans ce siècle d’ambition forcenée, et où le plus pauvre diable veut gagner cent mille francs, et cela fort vite, comment ferez-vous pour qu’un directeur de collége, en France, ne cherche pas, avant tout, à faire fortune ? La fortune du directeur de collége jésuite consiste à mériter un mot de louange de son général, qui est à Rome, et ce mot de louange n’est jamais jeté au hasard ou obtenu par une recommandation. Vous savez qu’on accuse chaque jésuite d’être l’espion de son voisin.

Beaucoup de Savoyards font fortune à la cour de Turin. Il me