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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

donc grand tort de prendre peur. Les radicaux exagérés qui se sont mis sur les rangs ont été repoussés ; les élus sont de bons bourgeois ; rien de marquant, mais on ne savait où trouver mieux. Il s’agissait de nommer deux cent cinquante députés : voyez ceux de la France.

— Ici, comme à Paris, disais-je à mon correspondant, on n’agit que par pique d’amour-propre. On courait voter quand c’était un privilège ; maintenant que le dernier artisan en a le droit, les gens comme il faut le négligent.

— Je conçois vos gémissements, répondait mon ami ; vous avez raison ; mais permettez-moi de gémir sur vous, à mon tour. En France le peuple n’a de force que lorsque tout entier il est en colère ; dès qu’il a fait un effort, il ne demande qu’un prétexte pour se rendormir, et sa léthargie dure quinze ans. Comment compter sur une tranquillité durable avec un peuple qui a les passions et la raison d’un enfant ? Et vous ne voulez pas qu’on enseigne aux jeunes Français le métier de citoyen ! En grandissant, ils puiseront leurs opinions politiques dans les journaux ; les journaux qui ne vivent que de passions ! ô folie !

Je pense bien que beaucoup de lecteurs ont ouï parler des particularités des mœurs genevoises : il s’agit des mœurs patriarcales des jeunes filles. Mais ce détail me touche et me plaît tellement, que je demande la permission de le raconter encore.

Huit ou dix petites filles de sept à huit ans se réunissent pour travailler et jouer ensemble ; cette société durera jusqu’aux dernières survivantes. Ainsi, dix ans plus tard, huit ou dix demoiselles de dix-sept à dix-huit ans se réunissent encore un jour de la semaine chez l’une d’elles ; mais ce jour-là le père, la mère, les frères, les autres sœurs, vont eux-mêmes chacun dans sa société, et ces demoiselles ne les rencontrent point à la maison de leur amie.

La société des huit ou dix jeunes filles marche ainsi jusqu’au moment où l’une d’elles se marie. Tout change alors ; la nouvelle épouse présente son mari à ses compagnes, et chacune