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ŒUVRES DE STENDHAL.

étaient réélus. Ils le furent toujours quand le pouvoir absolu fut à la mode.

Avant 1789, les chartreux étaient seigneurs féodaux de Saint-Laurent-du-Pont et de plusieurs autres villages. Ils avaient d’immenses propriétés qu’ils cultivaient et gouvernaient avec beaucoup de sagesse. Leur maxime était d’enrichir ceux des fermiers de leurs terres qui se conduisaient bien, mais de ne jamais laisser passer la moindre offense sans une petite punition. Ils distribuaient des vêtements aux paysans pauvres, et quelquefois du pain, jamais d’argent.

Il résultait de ce système de conduite, qui ne souffrit jamais d’exception, que les chartreux étaient rois absolus dans ces montagnes, et il me semble qu’ils y étaient assez aimés, et avec raison. Ils distribuaient au peuple le plus grand des bienfaits : un gouvernement juste et impassible. Un paysan n’osait pas faire un procès déraisonnable à son voisin, de peur de déplaire au père procureur.

La règle obligeant les chartreux à se nourrir de poisson, ils avaient établi dans la plaine de Saint-Laurent-du-Pont des étangs d’une immense étendue, qui ont été desséchés et vendus à l’époque de la Révolution. Ils produisent maintenant du blé, ou du chanvre, qui achète le blé ; et les hommes ont succédé aux poissons. J’oubliais qu’avant de quitter le couvent frère Jean-Marie est venu m’apporter le livre des voyageurs : il m’a dit en rougissant qu’on ne le présente plus aux personnes qui ont apporté des pâtés ; les chartreux regardent comme une insulte que l’on se permette des aliments gras dans leurs montagnes. Ceci est plaisant, et rappelle la colère des femmes qui se conduisent bien contre celles qui ont eu des faiblesses. On ne présente pas non plus le livre aux jeunes gens qui ont des barbes romantiques ; ils y traçaient des dessins ou des paroles peu convenables. J’ai trouvé dans ce volume de bien grands noms et de bien grandes pauvretés signées de ces noms.

Fourvoirie, situé sur le Guiers, entre deux rochers presque