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RACINE ET SHAKSPEARE

nous donne la Mort de Henri IV, ou bien Louis XIII au Pas-de-Suze. Nous verrons le brillant Bassompierre dire à ce roi, vrai Français, si brave et si faible : « Sire, les danseurs sont prêts ; quand Votre Majesté voudra, le bal commencera[1]. »

  1. Tout le monde sait que Louis XIII, ayant eu un moment de jalousie contre son frère le duc d’Orléans Gaston, qu’il avait envoyé commander son armée d’Italie y courut lui-même et força le Pas-de-Suze (1629). Le danger fut vif et le fils de Henri IV fit preuve de mépris pour le danger. Jamais l’impétuosité française ne parut se montrer dans un plus beau jour. Ce qu’il y a de caractéristique dans cette action brillante, c’est t’absence totale d’emphase tragique et triste, avant l’attaque. Le succès n’était rien moins que certain ; il s’agissait d’enlever de vive force des batteries bien palissadées, qui barraient entièrement l’étroite vallée qui, du mont Cenis, descend a Suze. Il fallait passer là ou s’en retourner en France. Dans un moment aussi décisif, des Allemands ou des Anglais n’auraient pas manqué de parler de Dieu et d’être tristes, songeant à la mort et peut-être à l’enfer. Ce qui me plaît à moi, chez mes compatriotes, c’est l’absence de cette emphase.

    Supposons maintenant qu’un poëte ait le mauvais goût de vouloir nous donner une image de Louis XIII, du cardinal de Richelieu et des Français de leur temps, négligeant ainsi pour des modernes Numa, Sésostris, Thésée ou tel autre héros fort connu et encore plus intéressant ; je dis que tout cela est impossible en vers alexandrins. Toutes les nuances du caractère disparaîtraient sous l’emphase obligée du vers alexandrin.

    Remarquons, en passant, qu’il n’y a rien de moins emphatique et de plus naïf que le vrai caractère français.

    Voici les faits. Au moment de l’attaque du Pas-de-Suze, attaque téméraire et d’un succès fort douteux, le maréchal de Bassompierre, ayant disposé les colonnes d’attaque, vint prendre le mot d’ordre du roi ; voici le dialogue :

    « Je m’approchai du roi (qui était fort en avant des colonnes) et lui dis : Sire, l’assemblée est prête, les violons sont entrés et les masques sont à la porte ; quand il plaira à votre majesté, nous donnerons le ballet. — Il s’approcha de moi et me dit en colère : Savez-vous bien que nous n’avons