Page:Stern - Mes souvenirs, 1880.djvu/141

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fille, il me persuada de faire un jardin véritable en plein air et en pleine terre. Au lieu de ces frêles tiges de plantes et d’arbrisseaux que je faisais tenir debout, par artifice, dans un enduit de deux pouces d’épaisseur, Maurice planta résolument, dans un carré de jardin qu’on nous abandonnait pour y faire nos volontés, de vrais arbustes, avec leurs racines : des fraisiers, des framboisiers, des groseilliers, dont nous mangions les fruits. Au lieu de mes lacs figurés par un fragment de miroir, au lieu de mes cygnes en verre soufflé, mon frère se mit à creuser avec sa bêche un vrai canal ; il le maçonna si bien que l’eau s’y tenait pendant plusieurs heures et qu’un canard tout en vie, qu’il allait prendre de force sur la mare de la basse-cour, y pouvait barboter. Au lieu de mes personnages de Nuremberg, figurant les promeneurs dans mes petits sentiers saupoudrés avec le sable d’or de mon écritoire, nous-mêmes, nous allions et venions gravement dans des allées de deux, pieds de large. C’était assurément fort beau ; mais, je ne sais pourquoi, ces jardins réels n’avaient pas pour moi l’attrait de mes jardins fictifs, et j’en fus bientôt lassée. N’était-ce pas précisément parce qu’il y avait là trop de réalité, parce que l’art s’y confondait trop avec la nature, parce que l’imagination n’avait plus assez de part dans notre plaisir, et que, au lieu d’une libre invention, nous n’avions plus sous les yeux qu’une reproduction