Page:Stern - Mes souvenirs, 1880.djvu/158

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ambassadeur, avait prié un attaché à la légation française. M. Denys-Benoist, de la prévenir du passage de l’homme illustre. « Je vous annonce un voyageur », dit M. Denys-Benoist d’un air tout heureux, en entrant une après-midi dans le petit salon que nous occupions au Vogelstrauss : puis il nous invita, de la part du comte de Reinhardt, à venir prendre le thé. le soir même, à l’ambassade, avec le vicomte de Chateaubriand. Je me sentis très-émue à la pensée que j’allais voir tant de gloire. J’avais lu le Génie du Christianisme et les Martyrs. Les tableaux de Guérin, de Girodet, de Gérard, Atala et Chactas, Eudore et Cymodocée, hantaient mon imagination. Je voyais dans mes rêves l’immense Atlantique, les savanes, les forêts, les déserts du Nouveau-Monde, les rives du Meschacébé, et surtout cette cellule solitaire, sur les grèves de l’Armorique, où l’amour et la foi, la passion et l’honneur se livraient dans l’âme d’Amélie le combat mortel. Je me croyais, moi aussi, en proie au vague des passions, à cet ennui de source divine, dont Chateaubriand répandait, de sa coupe enchantée, sur toute ma génération, la dangereuse ivresse. Je me croyais, moi qui n’avais rien fait encore, et presque rien pensé, je me sentais, avec René, « fatiguée de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune ! » J’étais chateaubrianisée enfin, de telle sorte qu’il ne fallut pas moins de deux