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Page:Stevens - Contes populaires, 1867.djvu/251

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TÉLESPHORE LE BOSTONNAIS.

— Cela est bien triste, dit la Mort d’un ton ironique, mais il n’y a point de mal si grand qui n’ait sa compensation. Je suppose que si tu te trouves dans la pénible nécessité de te traîner avec des béquilles, tu as conservé au moins tes yeux de quinze ans, et ce doit t’être un bien doux plaisir, à ton âge, de faire danser sur tes genoux tes petits-fils, de les voir jouer au pied de ton fauteuil, de les caresser… de…

— Sans doute ce me serait un grand plaisir, mais l’an dernier, le jour de la St. Michel, j’ai complètement perdu la vue.

Ah ! ah ! continua la Mort en ricanant, tu ne vois plus clair, il ne te reste donc plus qu’à t’égayer avec les cancans des commères et des bavards de ton voisinage. Je suis sure que cela doit te distraire et te divertir beaucoup !…

— Hélas ! fit Télesphore le Bostonnais portant machinalement la main à l’oreille, cela me distrairait peut-être, mais depuis la Sainte-Catherine, je suis de venu sourd comme un pot.

Il se fit alors un court silence. La vieille horloge de bois venait de s’arrêter, puis tout-à-coup la Mort éclata d’une voix tonnante :

Comment ! misérable vieillard, tu oses me dire que tu ne viendras pas avec moi et que j’ai manqué de bonne foi en ne te donnant pas les trois avertissements que je t’avais promis, à cette même heure, il y a soixante ans, et tu es sourd, aveugle et paralytique ?… quels autres avertissements te faudrait-il donc pour t’annoncer que tu es mûr pour le tombeau ?

En prononçant ces derniers mots, la Mort frappa le Bostonnais de sa faux aiguë et tranchante ; ses doigts crispés se détendirent et lâchèrent les bras du fauteuil. On entendit un soupir profond comme un râle lugubre, et Télesphore Sans-Gène dit Sansfaçon dit le Bostonnais s’éteignit avec le dernier tison de son foyer.