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PIERRE CARDON.

retombait sur nous. Le jour qu’il s’est sauvé, il avait tout jeté dehors, et battu ma pauvre fille sans bon sens.

Mon Dieu ! mon Dieu ! tout cela est-il possible, murmurait Madame Cardon, dont les yeux pleins de larmes regardaient avec une touchante commisération, la figure résignée de la pauvre vieille femme.

— Eh oui ! madame, ça n’est que trop possible ! un homme qui se met à boire, est un homme perdu, et il y en a bien comme ça dans le village, surtout depuis que tout le monde se mêle de vendre du rhum ! Ils se passent de licence maintenant, et quand la Couronne les poursuit, le juge qui boit avec eux trouve toujours quelque moyen pour les « clairer. »

Madame Cardon comprit alors, pourquoi le nombre des auberges au lieu de diminuer, ne faisait que s’accroître, en augmentant la misère de bien de pauvres familles. Elle frémit à l’idée de ces misérables fainéants, qui, au lieu de demander à un travail honnête leur pain quotidien, préfèrent spéculer sur la passion la plus dégradante de l’humanité, surtout lorsqu’ils peuvent le faire avec impunité.

Qu’importe à ces gens sans entrailles, que l’argent qu’ils reçoivent pour le poison qu’ils donnent, tue leur victime à coups d’épingle, et laisse peut-être, sans pain et sans feu, son innocente et malheureuse famille. Ont-ils une conscience ? Et d’ailleurs, pour la mettre en repos ne leur suffit-il pas de se dire qu’ils n’appellent personne, et qu’en définitive, leur industrie n’est pas si condamnable, si odieuse, puisqu’il se rencontre parfois des magistrats, chargés par la loi et leur serment de les punir, qui ne rougissent pas de trinquer avec eux et de les couvrir de leur estime !