Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/36

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de toutes les douceurs de la vie, et condamnés à rouler ensemble sur les mers, avec des maîtres non moins cruels. Plusieurs, parmi eux, avaient navigué avec les pirates et vu des choses dont j’aurais honte même de parler ; plusieurs avaient déserté les vaisseaux du roi, et portaient autour du cou la cravate de chanvre, ce dont ils ne se cachaient pas ; et tous, comme on dit, étaient à couteaux tirés avec leurs meilleurs amis. Cependant, je n’avais été renfermé que peu de jours avec eux, et je me repentais déjà de ce premier jugement que j’avais porté sur eux à la jetée du Ferry, les déclarant de dégoûtantes brutes. Nulle catégorie d’individus n’est absolument mauvaise ; mais chacune a ses défauts et ses qualités propres ; et mes camarades de bord ne faisaient pas exception à la règle. À coup sûr, ils étaient grossiers, sans doute, et mauvais ; mais ils avaient aussi des vertus. Il leur arrivait d’être obligeants, de paraître simples même pour ma simplicité de rustique, et ils avaient quelques lueurs d’honnêteté.

Il y avait un homme d’environ quarante ans qui restait assis des heures au bord de ma couchette, pour me parler de sa femme et de son enfant. C’était un pêcheur, que la perte de son bateau avait contraint à naviguer au long cours. Or, des années ont beau s’être écoulées depuis, je ne l’ai pas oublié. Sa femme (qui était « jeune par rapport à lui », me répétait-il) attendit en vain le retour de son homme ; jamais plus il ne devait allumer le feu pour elle le matin, ni veiller l’enfant aux jours de maladie. En réalité, la plupart de ces pauvres gens (comme l’événement le montra) faisaient leur dernier voyage ; la mer profonde et ses poissons cannibales les ont reçus ; et il n’est pas généreux de mal parler des morts.

Entre autres bons tours qu’ils me firent, ils me restituèrent mon argent, qui avait été partagé entre eux ; il en manquait environ un tiers, à vrai dire, mais je fus bien aise de le ravoir, car j’en attendais grand bien dans le pays où j’allais. Le navire était frété pour les Carolines ; et il ne faut pas croire que j’y allais simplement comme exilé. Le commerce était déjà beaucoup réduit ; depuis lors, et avec la révolte des colonies et la formation des États-Unis, il a naturellement cessé ; mais en ce temps de ma jeunesse, des Blancs étaient vendus comme esclaves dans les plantations, et c’était le sort auquel mon méchant oncle m’avait condamné.

Le mousse Ransome (qui m’avait le premier parlé de ces atrocités) arrivait parfois de la dunette où il couchait et avait son service, tantôt avec un membre cruellement meurtri, qu’il serrait contre lui sans se plaindre, et tantôt dans des rages folles contre M. Shuan. J’en avais le cœur navré ; mais les hommes tenaient en grande estime le premier officier, qui était, disaient-ils, « le seul marin de toute la bande, et pas si mauvais que ça, une fois sobre ». De fait, je découvris qu’il y avait entre nos deux seconds un singulier contraste : M. Riach était morose, hargneux et féroce quand il était sobre, et M. Shuan n’aurait pas fait de mal à une mouche si ce n’est après avoir bu. Quant au capitaine, on me dit que la boisson n’avait aucune prise sur cet homme de fer.