Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/184

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continuâmes à vivre en commun dans le château de Durrisdeer. Ce fut là le début du plus singulier chapitre de ma vie, – celui que j’intitulerai mon intimité avec le Maître. Au début, son humeur était assez changeante : ou bien poli, ou bien recourant à son ancienne habitude de me bafouer en face ; mais, dans l’une ou l’autre manière, je lui rendais la pareille. Grâce à la Providence, je n’avais plus de mesure à garder avec lui ; et ce qui me fait peur, ce ne sont pas les sourcils froncés, mais les sabres nus. Je prenais même un certain plaisir à ces passes d’incivilité, et mes répliques n’étaient pas toujours mal inspirées. À la fin (nous étions à souper), j’eus une expression dont la drôlerie le séduisit tout à fait. Il se mit à rire aux éclats, puis s’écria :

– Qui donc aurait jamais cru que cette vieille femme pût avoir de l’esprit sous ses jupes !

– Ce n’est pas de l’esprit, Mr. Bally, dis-je : c’est de simple humour écossais, voire du plus sec. Et, en réalité, je n’ai jamais eu la moindre prétention à passer pour un homme d’esprit.

À partir de cette heure il cessa d’être grossier avec moi ; et tout se passa entre nous sous forme de facétie. Nos principales occasions de badinage étaient lorsqu’il lui fallait un cheval, ou une autre bouteille, ou de l’argent. Alors il s’en venait vers moi à la façon d’un écolier, et je faisais semblant d’être son père : cette comédie nous amusait beaucoup tous les deux. Je m’apercevais bien qu’il m’estimait davantage, ce qui chatouillait en moi ce triste privilège de l’homme : la vanité. Il lui arrivait même de se laisser aller (inconsciemment, je suppose) à un abandon mieux que familier, amical ; et, venant de l’homme qui m’avait détesté si longtemps, ce fut là le plus insidieux. Il ne sortait guère, et voire refusait parfois les invitations. « Non, disait-il, peu me chaut de ces épaisses cervelles de lairds à bonnet. Je resterai chez nous, Mackellar, nous boirons à nous deux une bouteille, en bavardant tranquillement. » Et, ma foi, n’importe qui eût trouvé parfaite l’heure des repas à Durrisdeer, tant la conver-